La haine, la peur et la violence faisait partie du code de Zeepbel.  En une journée, elle devait mourir largement plus souvent que Ezio se jetait dans une botte foin, mais ici, dans le merveilleux monde enchanté d’Harvest Moon, ce n’était pas le cas.  Le monstre, hors de son jeu, devenait une jeune femme peu effrayante, presque normale, mais dès qu’elle mit les pieds dans cette communauté de petits bonhommes, son apparence hideuse revint à la charge.  Les villageois, terrés dans leurs rêves et leur innocence, auraient pu hurler à bien des choses : La décence, la propreté, le port d’arme, la dissimulation de visage…  Heureusement, Zeepbel, malgré son accoutrement dégoulinant, n’était pas là pour assommer les autres protagonistes du jeu.  

Ce qui surpris le plus le monstre, ce fut la taille de ce monde.  Tout le monde était petit.  Ils avaient de grosse tête et des jambes courtes.  Zeepbel devait se tordre vers l’avant pour les voir, bien que, très tôt, elle se retrouva seule au milieu de ce paysage magique.  Derrière ses épaisses bandelettes qui ne semblaient faire qu’un avec son visage, elle était aveuglée.  Le temps, magnifique, commençait à l’énerver et elle le faisait comprendre dans sa façon saccadée de marcher.  Au hasard, elle pénétra dans une cour, toute simple, au centre duquel trônait une étable.  Elle sauta par-dessus la clôture qui empêchait le bétail de sortir et se trouva un coin à l’ombre pour s’y asseoir, histoire de ne pas bruler, fondre, mourir.  

Au loin, même si elle n’avait pas de visage distinct, elle regardait vaches et moutons brouter tranquillement.  Au bout d’un moment, elle constata qu’ils n’étaient pas codés pour avoir peur d’elle.  Une bonne vieille bête noire tachetée blanche se faisait aller la mâchoire, lasse, tout en respirant par ses grosses narines.  Zeepbel en vint à se demander ce qui était le mieux : Se faire traire dans un univers tout à fait niais, ou se faire tirer dessus dans un jeu dégueulasse ?  Sa question demeura sans réponse, son esprit étant beaucoup trop dispersé pour y réfléchir plus longtemps.  

La monstre se tortilla jusqu’à un mouton.  Celui-ci la remarqua à peine, même si elle convulsait comme si elle était sur le point de manquer d’elle, et continua à mâchouiller son foin.  Zeepbel, rattrapée par son rôle de vilain, leva une main aux doigts tremblant vers la bête et l’apposa sur sa douce laine qui, bien sûr, se salit de quelques traces de sang.  Le monstre, sans pitié, poussa le mouton qui retomba lourdement sur le côté en lâchant un bêêêh sonore.  Sous ses bandages maculés, Zeepbel échappa un rire qui, transformé par son code, donnait l’impression qu’elle était en train de déglutir.  Le bétail, loin d’être un animal furieux près à se venger, se redressa sur ses pattes mais, hélas, cela ne dura pas longtemps avant que le monstre échappé de sa ville hantée ne refasse la même chose.  Encore et encore…  

Alden Moon fit son apparition, et ce ne fut pas son drôle de visage –et sa petite taille- qui interpela Zeepbel.  Elle tourna la tête vers lui dans un vif geste qui fit craquer son cou et fit aller sa main, amicalement.  Cette chose sortie tout droit d’un jeu d’horreur était un paradoxe sur patte : Horrible et insensible tout en étant gentille et sans hypocrisie.  

« Dis-moi Alden, est-ce qu’il se passe des choses excitantes dans ce jeu ?  Est-ce que le soleil se couche, parfois ? »

Si elle avait eu un visage, Zeepbel aurait fait battre ses cils, et étiré ses lèvres en un sourire.  Délaissant son mouton, elle se releva, tirant un peu sa chemise d’infirmière vers le bas.  Parfois, alors qu’elle se tenait immobile, il lui arrivait d’avoir quelques spasmes.  

Alden n’était pas très à l’aise et elle le sentait, sans pour autant s’en formaliser.  Il arrivait parfois qu’elle fasse mauvaise impression aux autres personnages pixélisés.  Zeepbel avait l’habitude et elle le vivait bien.  Cette transpiration, synonyme de peur, signifiait qu’elle remplissait son rôle à merveille !  Si elle effrayait Alden en pleine lumière du jour, dans un monde tout inoffensif, en ne tentant pas de l’attaquer, imaginez les joueurs plongés dans le noir qui ne s’attendent pas à la voir surgir !  Des heures et des heures de plaisir.  

Le monstre frissonna avant d’avoir un énorme spasme, sans doute le résultat de la surprise.  Il ne se passait rien la nuit, nulle part ?  Même pas un kidnapping, un viol ?  Silent Hill, en pleine journée, regorgeait de monstruosités tabous, Resident Evil, jour et nuit, était un combat pour la survie, même dans Pikmin les pauvres petites bestioles risquaient de se faire dévorer si elles demeuraient à l’extérieur la nuit !  Alden avait sans doute raison, les choses excitantes d’Harvest Moon n’étaient pas faites pour elle…  

Le monstre déglutit puis toussa, laissant quelques trainées de sang perler le long de son cou.  Zeepbel se retourna dans un geste qu’elle tenta naturel et sembla jeter un coup d’œil aux alentours.  Personne à l’horizon… Ou du moins personne qu’elle n’arrivait à voir.  Son champ de vision était quelque peu obstrué.  Avait-elle seulement des yeux là-dessous ?  Sans doute pas !  Mais à quoi cela servait, hein ?  Elle se pencha, dans un mouvement brusque, vers Alden et sa grosse tête et posa lourdement sa main tordue sur son épaule.  

« Je viens de penser à quelque chose de vraiment profond… »

Ce qui voulut ressembler à un rire se fit entendre.  De petits gloussements nerveux, semblables à ceux que pousse un paranoïaque psychotique sur le point de… Bref, Zeepbel prit en main tout son sérieux, rassembla ses pensées qui avaient tendance à s’égarer.  L’une de ses jambes tachées se plia et elle se retrouva à la même hauteur qu’Alden sans être, malheureusement, aussi mignonne et adorable que lui.  Bougeant un peu la tête, elle enchaina :

« Sais-tu ce qui démarque un séducteur d’un violeur ? »

Savait-il seulement ce qu’était un violeur ?  Zeepbel en doutait énormément mais, si elle prenait le temps de tout lui expliquer, elle perdrait ses élucubrations vraiment profondes, et salirait son petit monde pastel pour un rien.  Ce qui semblait sonner comme une blague mais, du point de vue du monstre, n’était qu’une divagation de plus, avait l’air d’avoir été toute faite pour Alden.  Pauvre garçon !  Lui qui aimait tant la compagnie des femmes…  

« La patience, mon cher, la patience… »

Puis, sans prévenir, elle appuya sur l’épaule du fermier pour le faire tomber au sol, se donnant en même temps un élan pour se redresser.  Elle porta brusquement ses mains à son visage lisse et difforme, replaçant le chapeau d’infirmière qui trônait sur sa tête.  

Spoiler:

Ceux qui avaient imaginé l’univers duquel était tiré Zeepbel étaient sans doute des fous alliés. Si seulement Alden savait que celle qui lui faisait face n’était pas le monstre le plus horrible ni le plus atroce de la série… Pyramid Head avec son énorme épée, les Mannequins qui n’étaient que deux paires de jambes superposée qui se terraient dans l’ombre et s’agitaient grossièrement au passage du protagoniste principal. Zeepbel n’était pas une méchante fille mais, l’absurdité et la noirceur, elle avait ça dans le code. Aucune rancune n’était tenue contre le fermier, celui-ci était même plutôt apprécié du monstre qui ne faisait que mourir tout au long de la journée. Hélas, le contrôle de son corps ne lui permettait pas d’agir en toute amitié envers le pauvre innocent qu’elle venait de jeter au sol.

« Image de l’homme, image de l’homme, hmm… Je n’ai pas poussé mon raisonnement plus loin… »

Pauvre, pauvre Alden. Qu’avait-il fait pour mériter une chose pareille ?

Un coup de tête vers la droite, un coup de tête vers la fauche, Zeepbel écoutait attentivement ce que lui fermier lui disait. Le monstre trembla un peu et recroquevilla ses mains sur ses bras sales. Elle se doutait qu’Harvest Moon n’était pas l’endroit favori des créatures de Survival Horror. Même que les autres ne devaient pas s’y intéresser tant que cela… Il ne s’y passait rien ! Pas de meurtre ou de complot, pas de brouillard ou de sombre secret. Semblant distraite, comme si elle l’ignorait, Zeepbel fit quelques pas, se dirigeant vers un mouton qui passait par-là. Cette fois-ci, elle ne poussa pas la bête au sol, se contentant de faire les cent pas, prenant une démarche à la fois lourde et maladive.

« Non, non, non ! » Elle semblait contrariée. « On ne peut pas mourir ici ! Si je tombais de la colline je rebondirais sans doute sur un énooooorme champignon rose à poids bleus. » Elle écarta les bras d’un coup, manquant de perdre l’équilibre.

Voila, l’humour de Zeepbel n’était pas qu’axé sur la mort, la violence et les bambins décédés ! Sa poitrine se souleva sous l’inspiration qu’elle prenait, prête à s’élancer dans une suite de paroles sans sens ni délicatesse mais, le pire arriva. La jeune femme dégoulinante sentit sur son épaule un chatouillis suspect. Un frisson grotesque remonta jusqu’à sa tête bandée et, dans un bond exagéré, elle se retourna. Rien. Ses épaules sursautèrent, elle commença à rire nerveusement. Qu’est-ce qui venait de la toucher, hein, qu’est-ce que c’était ? Zeepbel agita sa tête dans tous les sens, oubliant presque la présence du fermier.

D’un geste vif, elle claqua dans un mouvement grossier ses mains l’une contre l’autre. Lorsque ses doigts s’écartèrent, quelques grains, quelques pixels, tombèrent dans les hautes herbes que broutait le bétail. Un pauvre papillon qui avait eu le malheur s’effleurer l’épaule de la demoiselle.

« Oh… J’ai eu si peur… » Et peu à peu, les tremblements de Zeepbel ralentirent.